Auguste Vestris


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2 avril 2011, dixième soirée : Le Plan aérien

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Le Royaume des airs
par Jean-Guillaume Bart

2 avril 2011

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L’envol : un geste complexe

Les enchaînements de sauts, autrefois nommés exercices d’allegro, s’inscrivent dans la suite logique du déroulement du cours de danse et en sont l’aboutissement.

Le saut est un envol du corps dans l’espace : le danseur semble, le temps d’un instant, suspendu en l’air.

A.S. Paterson, saut en hauteur. Cliché : Sport & General Photograph, 1952
« Chez le sportif le saut est quantifiable et associé à la notion non d’envol mais de performance… »

Contrairement au sport, où le saut est quantifiable et associé à la notion, non d’envol mais de performance, le saut du danseur est un paradoxe.

Car nous sommes au théâtre.

Ainsi, le danseur doit masquer tout effort, élément perturbateur qui entrave la communication. Si le saut est le mouvement dansant qui exige l’effort le plus violent c’est aussi celui qui, paradoxalement, doit paraître le plus aisé.

Afin que cette action si complexe, née de l’esprit, soit perçue par le public comme danse, la maîtrise de la plasticité des formes est fondamentale. Sinon, et même à supposer que chaque geste soit parfaitement physiologique, nous resterions dans le domaine sportif.

Architecture des sauts

Jusqu’à la fin du 18ème siècle, le danseur quittait à peine le sol. La notion d’envol n’existait pas : seule la danse terre à terre existait. Puis, en France dès le début du 19ème siècle, des bouleversements dans la composition musicale suscitent, dans la danse, des innovations techniques hardies.

Représentée désormais dans des grands théâtres, la danse académique européenne introduit des plans fort étendus :

  • Un plan vertical (les sauts verticaux, c’est-à dire sur place telles les séries d’entrechats) ;
  • Un plan horizontal ou « parcours » (les sauts dits « de volée ») : chaussé des « bottes de sept lieues » le danseur traverse la scène en quelques bonds ;
  • Une pensée architecturale de l’espace : grandes traversées, diagonales et manèges, où la technique va se parer de toute sa virtuosité.

Plusieurs familles de sauts viennent habiter cet espace.

  • Saut avec appel et réception sur 2 pieds :

    Soubresaut, changement de pied, échappé, entrechat, tour en l’air en 5e ou en 2nde …

    A travers ces sauts, les plus élémentaires, également distribués pour ainsi dire autour de l’axe central, l’apprenti danseur aborde la notion de l’aplomb. Il développe aussi une puissance musculaire équivalente dans chaque jambe.

  • Saut avec appel sur 2 pieds et réception sur 1 pied.

    C’est la très riche famille des sissonnes, déclinées dans toutes les positions (à la cheville, en retiré, à la 2nde, en 4e, en arabesque, en attitude), incluant tous les tours en l’air pris de 5ème et finissant sur une jambe.

  • Saut avec appel sur 1 pied et réception sur 2 pieds :

    C’est la grande famille des assemblés, dont les assemblés battus et en tournant.

    Dans ces deux familles apparaît déjà la notion de transfert de poids et de plastique : grâce au jeu des oppositions, le danseur donne à chaque position fondamentale un tracé précis, tant à l’envol qu’à la réception.

  • Saut avec appel sur 1 pied et réception sur le même pied.

    C’est la famille des temps levés, cabrioles, ballonnés.

  • Saut avec appel sur 1 pied et réception sur l’autre pied :

    C’est la famille des jetés - grand jeté, grand jeté en tournant, saut de basque, saut de chat, temps de flêche…

    Dans ces deux familles le corps se projette et « s’inscrit » dans l’espace, et la difficulté de « soutenir » les formes s’intensifie. Ici, la notion du torse moteur devient indispensable.

    Chacune de ces familles possède une couleur, un ressenti bien particulier ; la sissonne fait penser à une explosion, un jaillissement dans une direction donnée, tandis que le temps levé donne l’illusion que le corps fend l’espace. Quant au grand jeté, il ressemble à une enjambée aérienne.

Il est intéressant aussi de distinguer trois catégories de saut du point de vue des plans et de l’« aspect ». Selon leur dynamique, l’appui musical sera plus marqué vers le bas, ou vers le haut.

  • Les petits sauts et la petite batterie, danse dite terre-à-terre. L’accent musical est en bas :

    Exécutés verticalement ou lattéralement - d’où la valeur fonctionnelle de l’en-dehors - ces pas de base issus du Ballet de Cour peuvent être simples ou battus.

    Leur particularité est de raser le sol, le plaisir étant celui de la vitesse.

    La décontraction du haut du corps contraste avec la vélocité du bas de jambe dans un savant « tricotage », aussi éclatant que les facettes d’un bijou. Sous forme d’enchaînement, ils passent si vite que l’on peine à les distinguer, tels des éclairs.

    Pris isolément, leur parcours est assez restreint.

  • La danse « de ballon » (comprenant le ballon lent) :

    Exécutés à une distance moyenne du sol, le plaisir de ces sauts est celui de rebondir souplement. Dans le ballon lent, le danseur semble évoluer dans un élément ouateux, comme en apesanteur ; d’une grande difficulté, le ballon lent exige un plié de réception profond et moelleux.

    Leur « lumière » fait songer à un clair-obscur, doux et changeant, à travers le prolongement et les changements d’épaulements.

    Le parcours reste assez circonscrit.

    Cette catégorie est au cœur du répertoire romantique, et tout particulièrement chez Bournonville, qui avait une science bien à lui des pas de liaison ; la glissade pouvait avoir valeur de pas à part entière, tandis qu’un brisé pouvait être un pas de préparation.

  • Les grands sauts : Loin du sol déjà, le plaisir est celui d’évoluer dans les airs. La lumière est plus « crue » car les formes sont grandes et nettement dessinées.

    Le parcours sera forcément important en raison du besoin d’élan.

Dans la danse académique, et contrairement au phrasé « jazz » où alternent course et saut explosif, la savante utilisation des pas de liaison, où un pas en appelle un autre inéluctablement, prête nuance et expressivité à la phrase.

Sous-catégorie, la grande batterie a pris - littéralement ! - son essor au 19ème siècle, couronnant la grande technique masculine : sur deux pieds (série d’entrechats six), ou de volée (assemblés-entrechats cinq, sissonnes de volée, double-cabrioles).

A noter que la perception du spectateur peut être trompeuse : les grands sauts et la grande batterie sont préparés par un fort appui vers le bas, alors que paradoxalement, ce qui restera imprimé dans l’esprit du spectateur sera la phase aérienne.

Le maintien

A. N. Ermolaev (1910-1975, élève de Vladimir Ponomarev), dans Le Lac des Cygnes, années 50
« Tandis que le danseur masque tout effort, élément perturbateur qui entrave la communication théâtrale ».
Noter le port de bras aux coudes bien soutenus et aux mains détendues et expressives.

Le danseur classique se distingue entre tous et même au repos par son maintien, cette « posture » traditionnelle, noble et digne.

Or, nous venons de voir que c’est l’engagement du torse dans l’espace et non la seule « poussée » des jambes qui est fondamental pour créer l’envol.

Des forces considérables sont alors engagées.

Dans l’action du saut, c’est la tonicité de la musculature profonde et des ligaments qui permettra au squelette « d’encaisser » les forces centrifuges et de gravité. Le rôle du maintien, loin d’être décoratif, est strictement fonctionnel ; la grande technique se construit alors dans la sécurité.

Le gainage des muscles abdominaux profonds permet de contrôler l’alignement de la colonne vertébrale, l’ouverture optimale des épaules dégage le sternum sans toutefois raidir le cou, ni les bras ; ce sont les éléments essentiels de la posture.

Ainsi, la sensation du buste, déjà porté vers le haut, instaure cette « suspension » nécessaire à l’envol ; d’où l’évidente nécessité, dans le cours quotidien, des grands ports de bras et des temps d’adage au milieu. Le passage quasi-systématique des bras et des jambes par la 1ère position permet de recentrer les forces, afin de mieux libérer ensuite, l’énergie en l’air.

Discipliner l’amplitude

Permettez-moi ici de faire partager mon expérience personnelle, moi qui étais un danseur doté d’une grande souplesse de hanches et des ischio-jambiers, mais sans ballon naturel.

Le prélude à de nombreux grands sauts (grand jeté, fouetté arabesque, cabrioles, grand jeté en tournant, etc.) est un battement en 4° devant. Or, si l’on veut que ce battement à angle droit (entre le buste et la jambe) puisse servir de point d’appui dans l’espace pour « se projeter au-dessus de ses hanches », « passer par-dessus une barrière imaginaire » (pour les grands jetés), ce battement ne doit pas dépasser « la hauteur » (de la hanche).

De même, pour les grands assemblés (battus), tout comme la petite batterie, le battement de préparation n’excédera pas la mi-hauteur (hauteur du genou).

Il est essentiel d’apprendre à discipliner et enregistrer ces sensations dès la barre, en proscrivant les levers spectaculaires qu’on ne pourra ni contrôler, ni utiliser ensuite. Dans la danse classique, souplesse et tonicité musculaire vont de pair. Un ligament une fois étiré ne retrouvera plus jamais sa tonicité et ne remplira plus sa fonction, qui est de contrôler l’amplitude de l’articulation.

L’expérience des vingt dernières années a suffisamment démontré l’effet néfaste sur l’élévation de la mode des écarts stupéfiants.

Le plié, levier du saut

A chaque catégorie de saut correspond une gradation, une qualité particulière de plié, à doser selon le contexte. Le talon maintiendra toujours le contact au sol, le creux du genou sera « relâché », le dos dans l’aplomb, le genou dans l’alignement de la hanche et du pied.
Mais le plié n’est rien en soi ; il n’est qu’un intermédiaire.

Son action contradictoire avec celle du torse fait de lui le propulseur, le tremplin du saut. Plus le plié « descend », plus le corps « monte ».

Cette mise en opposition entre le plié et le torse s’intensifie dans le battement fondu, exercice de préparation fondamental pour le saut préconisé par des maîtres tels Tamara Karsavina ou plus récemment encore Vera Volkova.

Autrefois exécuté directement sur la ½ pointe et uniquement à mi-hauteur, cet exercice est aujourd’hui exécuté à plat puis sur la ½ pointe, à mi-hauteur, à la hauteur, voire plus haut - ce qui annule le bénéfice de l’exercice en le transformant en exercice d’adage.

Correctement exécuté, le battement fondu devient un jeu de contrepoids entre le haut et le bas, « le Nord et le Sud ». Au plié lent et profond répond l’émersion du corps, associée au repoussé du sol, tout en résistance. Le travail des deux jambes est synchrone, créant une dynamique, à la fois élastique et comme hydraulique, qui peut donner la sensation d’un « piston » que l’on presse et relâche en alternance.

Application à la technique du grand saut

La prise de conscience de cette technique à trois phases montrera sa belle efficacité chez le danseur ne possédant pas un ballon naturel.

Avant : Grâce aux pas de préparation (glissade, chassé, pas de bourrée, pas couru, contretemps...), le parcours, associé à une accélération et à une résistance par rapport au sol crée la propulsion. Ensuite l’influx émis sous le talon déclenche le saut. Dans l’idée, cette phase s’apparente à certaines disciplines de l’athlétisme.

Pendant : L’accent musical appelle le danseur en l’air, où en une fraction de seconde il doit s’inscrire dans la forme étudiée dans les exercices d’adage.

Après : Conscient de retrouver la ligne d’aplomb à la réception, le danseur prolonge l’épaulement et le port de bras, faisant perdurer l’image du saut au sol.

L’âge d’or du saut

En quittant la terre, la technique masculine connaît un âge d’or dès la toute fin du 18ème siècle avec des maîtres tels Jean-François Coulon, Pierre Gardel ou Auguste Vestris, suivis d’illustres disciples.

Or, ces cinquante dernières années, des prouesses venues de l’ex-URSS (double assemblé, double saut de basque en dehors et en dedans, révoltades ou des fantaisies encore plus acrobatiques), à l’extrême limite des possibilités du corps humain, mettent en jeu des efforts si violents qu’ils ne peuvent plus être masqués. Ces pas tendent à défigurer non seulement le vocabulaire classique, mais le rôle de la danse comme art majeur de théâtre.

Par ailleurs, la technique de saut formant à 80% la base de la technique masculine, il est permis de s’interroger sur le bien-fondé d’une politique de sélection qui privilégie un physique longiligne, voire androgyne, sujet à blessures.

La ballerine d’élévation

Avant l’apparition puis la maîtrise de la virtuosité sur pointe, le saut était aussi, chez la femme, la base de la technique ; il suffit de voir les ballets de Bournonville et jusqu’à l’œuvre de Marius Petipa comprise pour s’en convaincre.

Au 19ème sècle, on distinguait les ballerines « terre à terre », majoritaires, de celles dites « d’élévation », qualité bien plus rare.

Jean-Guillaume Bart dans Le Lac des cygnes

L’« état » d’être sur pointes est pour moi le même que celui dans le temps de saut ; dans les deux cas, il fait appel à la suspension du buste dans l’espace, laissant une grande liberté aux membres.

Or, à l’heure actuelle, l’amélioration du confort des chaussons de pointes (qui incite la danseuse à passer par-dessus), la mode du cou de pied exagérément cambré et des jambes très fines, la recherche d’écarts à 180°, tout concourt à une posture affalée qui, si elle est typique de nos contemporains, installe néanmoins la danseuse dans le bassin et dans le chausson. Cela peut expliquer, sans toutefois justifier, le désintérêt général pour le saut.

Terminons avec l’hommage de la célèbre ballerine terre à terre Ekaterina Vazem à sa contemporaine allemande, la ballerine d’élévation Adèle Grantzow (1845-1877). Celle-ci fut d’abord élève du grand pédagogue Madame Dominique à l’Opéra, puis c’est auprès d’Arthur Saint-Léon qu’elle acquit sa virtuosité sur la pointe.

« Parmi toutes les ballerines que j’ai eu l’occasion d’admirer, la palme de l’excellence revient à l’allemande Adèle Grantzow, qui vint danser à Petersbourg à la fin de 1866. Voilà, assurément, un talent hors du commun. Défendant brillamment le style aérien, elle volait littéralement au-dessus de la scène avec une légèreté qui laissait pantois. Lorsqu’elle prenait son envol, impossible de prédire où elle reposerait son pied sur le sol. Sa danse, sans heurts et d’un classicisme très pur dans le meilleur sens du terme, ravissait tous ceux qui connaissaient l’art de la danse… Quant aux obstacles techniques, elle les ignorait, ses variations donnant l’impression d’être d’une simplicité enfantine, alors que tout ce qu’elle faisait respectait les canons esthétiques les plus stricts. »

 Ekaterina Ottovna Vazem : « Memoirs of a Ballerina of the St. Petersburg Bolshoi Theatre (1867-1884). » Publié dans Journal of the Society for Dance Research, Vol. 4, No. 1 (printemps 1986), Rome, octobre 2010