Auguste Vestris


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2 avril 2011, dixième soirée : Le Plan aérien

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Le saut, une fulgurance
par Gil Isoart

2 avril 2011

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Mars 2011

Mon premier rapport avec la danse classique a été un saut, lors de l’audition d’entrée au Conservatoire Régional de Nice dirigé à l’époque par Rosella Hightower puis Janine Monin. Elles m’avaient demandé de plier en 6ème position et de sauter. Plus tard, Janine m’avouait : « Nous t’avons pris parce qu’instinctivement tu avais sauté en tendant jusqu’au bout la pointe des pieds. »

Voilà comment débuta ma vie de danseur classique, ainsi que ma relation avec ce moment si particulier dans la vie d’un homme qu’ est l’état d’apesanteur, qui instaure une attitude spécifique du corps , un dynamisme, une joie, une énergie, une vitalité, peut-être même « le secret de la jeunesse ».

Lorsque l’homme saute, il vit un moment unique de conscience. Qui n’a pas rêvé devant les sauts et la générosité d’un Vladimir Vassiliev dans Spartacus, d’un Mikhaïl Barychnikov, les yeux et le cœur élancés vers le ciel dans une double cabriole battue dans Giselle , ou encore face à la félinité de la petite batterie de Jean Babilée ou plus près de nous encore, devant le ballon d’un Emmanuel Thibault ou aujourd’hui de Mathias Heymann…

Un moment en les regardant, nous sommes saisis par ce mystère : « et si c’était possible… », L’être qui jubile de cet état de détente, là-haut au sommet de sa sensation saltatoire, nous fait entrevoir un jeu avec l’éternité de l’instant. Cet état de suspension est en rapport avec la musique ; j’entends encore Maître Gilbert Mayer nous clamer à l’Ecole de danse de l’Opéra : pour deux temps, un temps en l’air pour un temps en bas, pour trois temps, deux temps en l’air pour un temps en bas…

August Bournonville nous éclaire dans ses Études chorégraphiques : « La vivacité et le ballon sans la précision musicale deviennent défauts au lieu de qualité. La vivacité note des croches et double-croches, tandis que le ballon marque les blanches et les noires ; il est difficile qu’un seul talent réunisse au même degré ces deux dispositions contraires, mais il est dangereux de s’attacher exclusivement à l’une de ces facultés qui risque de dégénérer en raideur, ou en lenteur (ce qui équivaut à la pesanteur aux yeux des spectateurs). » Quant à Vaslav Nijinsky, il nous renseigne sur ses propres difficultés à l’opposé : « Je peux rester en l’air presque une seconde, assez longtemps en tous cas pour marquer la mesure si je ne prends pas la précaution de compter soigneusement mes temps… »

L’année dernière à Palerme, je revois Eldar Aliev et Irina Kolpakova enseignant à Dorothée Gilbert la version du Kirov de la première variation d’Aurore Acte 1 dans la Belle au bois dormant, où les temps sont en l’air pour suggérer cette légèreté juvénile. Alors que dans la version de Rudolf Noureev, les temps inversés - vers le bas - provoquent un tout autre état corporel, mental, émotionnel voir spirituel.

C’est lors d’un stage à Cannes avec Maître Alexandre Kalioujny que j’ai ressenti pour la première fois et véritablement la sensation du saut. Je croyais voler tant je percevais l’air autour de moi et sur moi comme si je le traversais. Quelle ivresse ! A son cours, j’ai découvert l’aisance du mouvement, les changements d’appui qui d’un seul coup nous élancent sans nous en apercevoir.

Gil Isoart

Puis avec Gilbert Mayer, j’ai appris cette vélocité de la petite batterie. Avec Attilio Labis, c’était la grande technique masculine, les sauts de basque, les double-assemblés, les manèges et autres prouesses comme les révoltades. Quant à Edward Villella du Miami City Ballet, préparé par des séries de battements dégagés sur les temps et les contretemps dès la barre, j’ai expérimenté une sensation d’élasticité et de rythme, permettant des prises de risque et des jeux avec l’espace. Auprès de professeurs russes comme Nikita Dolgouchine, j’ai ressenti la suspension immédiate du haut du corps par la coordination, la musicalité et le placement proposés. Sans oublier Loïpa Araujo qui par la richesse de ses exercices nous amène à lâcher les freins mentaux.

Mais le grand moment pour un artiste est la confrontation avec la scène et le public. Si je suis souvent sorti frustré d’une répétition, la magie du spectacle m’a permis de me surpasser, de trouver le second souffle et une puissance jusqu’alors inconnue dans un saut (favorisée certaines fois par les plateaux à l’italienne en pente…).

Par des pratiques d’arts martiaux et en travaillant avec le chorégraphe Saburo Teshigawara, j’ai pu comprendre l’importance de la détente. Il s’agit de retrouver dans la forme classique le saut naturel, savant dosage de détente et tension créant le mouvement en suspension entre équilibre et déséquilibre en trois dimensions. Avec l’analyse fonctionnelle du corps dans le mouvement dansé, Odile Rouquet m’a aiguillé sur de nouvelles pistes, de nouveaux fonctionnements : danser avec une vision périphérique (celle que nous utilisons pour conduire) pour projeter le mouvement, libérer les chaînes musculaires, conçues en spirales, afin d’acquérir plus d’amplitude, de propulsion.

Le saut est une volonté de communication avant tout. Il exprime un état d’être. Ainsi, Wilfride Piollet précise dans Les Barres Flexibles : « (…) le mouvement de la prise d’élan est source d’émotion ; dans le saut, on éprouve non seulement le vertige de l’élévation mais aussi celui de la chute. »

Expression de l’homme, le saut prend sa source dans nos rêves de plus et de plénitude. Il nous ouvre au mystère de la vie. En un instant, il est au sommet et déjà n’est plus. Il allie une fulgurance et sa fin…