13 avril 2019
Rome, mars 2019 Qu’est-une « tarantelle » ? Pour les studieux, le terme « tarantelle » tend de nos jours à désigner non plus une seule et unique danse mais plutôt toute une famille de danses « ethniques » de styles fort diverses, pratiquées dans tout l’ancien Règne de Naples, devenu Règne des Deux Siciles. Si les danses portent, selon leur territoire d’origine, des noms différents, elles ont en commun leur organisation formelle et structurelle. Notamment, la relation avec la musique est « ouverte » c’est-à-dire non figée sauf pour le ballo sul tamburo ou tammurriata que nous verrons. Cependant des détails de style, leur développement mélodique et leur rythmique font que selon le territoire les différents types de tarantelle sont étonnamment différents. Les premières références à la tarantelle datent du XVIIe siècle ; en général il s’agit de musique voire même de recueils imprimés de musique, souvent associés au traitement contre la morsure de la « tarantola », cet animal mythique censé déclencher un état dépressif chez la victime. Celle-ci pouvait être guérie grâce à ce rituel dansé qu’on appelait « tarantismo ». Il existe des écrits médicaux attestant ce phénomène dès le XIVe siècle. Dans les villages et campagnes des alentours de Naples et dans tout le Règne de Naples, la tarantelle était la danse populaire la plus répandue de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la fin du XIXe, ce dont témoignent les innombrables représentations de peintres tant napolitains qu’étrangers. Le Romantisme européen s’était entiché des us et coutumes populaires et célébrait la tarantelle comme la danse italienne par excellence. Carlo Blasis écrit dans son Code de la danse qu’elle est « la plus gaie et la plus variée de toutes nos danses modernes » et en cite quatre types (la napolitaine, la pizzica des Pouilles, la sicilienne et la calabraise). La tarantelle populaire napolitaine a été adoptée comme danse de société et comme danse de théâtre dans des opéras et ballets sur les planches du Théâtre San Carlo et des théâtres mineurs. Là, un public local qui la connaissait bien pour la danser, pouvait en apprécier le côté franc et sincère dénué d’artifices superflus. Cette Grande Leçon, ainsi que le texte que vous tenez en mains, sont issus d’un travail que j’ai entrepris avec ma collègue Ornella Di Tondo : reconstruire des danses à partir des multiples éditions du recueil de lithographies de la Tarantella napoletana de Gaetano Dura dont la première édition date de 1833. Rendons ici hommage au musicien Mauro Squillante, spécialiste des instruments anciens à plectre, dont la collaboration nous a été très précieuse. En 2017, nous avions présenté pour la première fois ce travail lors d’un séminaire à Naples, intitulé Danza et ballo a Napoli, un dialogo con l’Europa (1806-1861) où avaient été mis en évidence les liens entre les publications de Gaetano Dura et la curiosité qu’éveillait le genre « populaire » notamment de Naples, qui était alors l’épicentre du Grand Tour entrepris par les jeunes aristocrates européens. C’est alors que la « napoletanità » devient un sujet pour grands artistes et petits artisans, avec force services de table, maïolique, statuettes, gouaches sans parler des lithographies touristiques dépeignant des scènes de la vie quotidienne. Or, les lithographies de Gaetano Dura ont été utilisées par des chorégraphes et ethnologues cherchant à reconstruire la tarantelle « citadine » dansée à Naples dans la première moitié du XIXe siècle et à imaginer quel pouvait être le dialogue entre danse populaire, danse de société et danse de scène. Sans doute ces lithographies de Gaetano Dura étaient d’abord vendues une à une jusqu’à ce que le succès retentissant que connaissait cette danse ne pousse à les éditer sous forme de grand album. Ce sont les deux versions qui intéressent le plus le danseur sur lesquelles nous avons opéré nos reconstructions. La première édition est celle-ci : Dura, Gaetano, La Tarantella, ballo napolitano disegnato da Gaetano Dura sotto la direzione di Pasquale Chiodi, Litografia Gatti, Napoli, 1834. Les dessins sont de Dura lui-même, sous la direction du maître de ballet Pasquale Chiodi. Ce dernier leur a donné une structure chorégraphique et musicale cohérente où chaque phrase musicale correspond à une phrase dansée bien définie (structure dite « fermée »). La tarantelle apparaît sous forme de 19 figures numérotées, chacune représentant un couple dans une attitude donnée, accompagnées d’une explication écrite brève mais précise en langue italienne. La danse y est divisée en trois parties, prévoyant trois répétitions (gauche-droite-gauche) de presque chaque section ; nous les appellerons « configurations ». Que la musique et la danse soient en parfaite cohérence signifie que les danseurs étaient censés se tenir strictement à la chorégraphie telle que décrite, une approche pratiquement inconnue des danses de tradition orale de type tarantelle du sud de l’Italie. La structure est celle-ci : La première partie est composée de cinq figures (I - V). La première décrit la salutation du public, tandis que les quatre autres représentent l’attitude de départ de quatre configurations différentes, dont la dernière est dansée en cercle (votata in avanti della tammuriata). La deuxième partie est composée de 8 figures (VI – XIII) qui décrivent cinq « configurations », dont les figures IX, X et XI ne dépeignent et décrivent de façon précise que la quatrième, tandis que les figures XII et XIII représentent la figure finale de la deuxième partie également exécutée en cercle (votata di spalle della tammuriata). La troisième partie est composée de 5 figures (XV-XIX) qui décrivent quatre « configurations » dont la quatrième est relativement complexe, se terminant avec des rotations concentriques que l’on peut voir comme une nouvelle forme de la votata. La cinquième figure représente la salutation finale au public. La figure comportant la notation musicale est composée de 137 mesures et est sous-divisée en sections, avec des répétitions correspondant tout à fait aux images dont le numéro apparaît au-dessus de la dernière mesure. La seconde édition : Dura, Gaetano, Souvenir de la Tarantella Napolitaine, dirigée par Louis Puccinelli Maître de Danse dessinée par Gaetan Dura, Lith. Gatti et Dura, Gigante di Palazzo 19, Naples, datée probablement vers 1840. Si les dessins sont toujours de Dura, cette fois le recueil est sous l’autorité du maître de danse Louis Puccinelli qui y introduit des changements. Les figures de danse ne sont plus que 17 et ne portent plus de numéros ; il insère une figure musicale différente, de 64 mesures, dont les mélodies sont autres, ce qui modifie la relation entre musique et danse. Si la chorégraphie est la même, de notables différences de style apparaissent, un style plus percutant. La posture, le poids du corps, l’aplomb sont perçus différemment. Quant à l’appui au sol, le pied est représenté soit avec toute la plante appuyée soit seulement l’avant-pied pour donner une impression d’élévation. Les positions des jambes et des bras ainsi que de la tête sont également modifiées et l’en dehors est plus marqué. De même, la relation spatiale entre les deux danseurs, les angles entre les deux corps, la perspective, ne sont plus les mêmes, et les épaulements sont plus marqués par rapport à ceux plus nuancés de l’édition de Chiodi. Le buste est en extension, le plexus solaire relevé. En revanche et à l’instar de l’édition de Chiodi, les positions en effacé sont les plus fréquentes. Il faut impérativement signaler la présence quasi constante et donc plus cohérente des castagnettes dans les mains des danseurs avec des indications d’utilisation, alors que sur l’édition précédente le couple n’avait que des accessoires (écharpes, tablier, chapeau). Dans la deuxième édition, les indications écrites sont données en langue française, et sont très brèves, puisque des termes techniques sont utilisés tels pas croisés, pas ballottés, etc. Assurément, ces recueils de lithographies sur la tarantelle napolitaine sont parmi les sources les plus essentielles à son éventuelle reconstruction. Ils forment un trait d’union entre la tarantelle « ballettistica » telle que l’on pouvait l’admirer aux spectacles de ballet ou d’opéra avec les chorégraphies de S. Viganò, S. Taglioni et L. Henry au Théâtre San Carlo et dans les théâtres secondaires de Naples, la tarantelle populaire de la ville de Naples, dansée par ses citoyens pendant les mascarades, rituels religieux et la tarantelle des danses de société. Notre Grande leçon sera ainsi la scène de séquences reconstruites par Ornella de Tondo et moi-même en nous reposant strictement sur les figures de Dura. De temps en temps, j’indiquerai les différences entre les deux éditions. La première édition était vraisemblablement destinée aux danseurs de salon et la deuxième, aux professionnels de théâtre. Si à l’origine ce sont peut-être des touristes et des amateurs qui ont acheté ces recueils, très vite ils se sont retrouvés entre les mains de musiciens et maîtres de ballet. Il pourra un jour s’avérer fort utile de comparer la tarantelle de Dura avec les analyses actuelles des « variantes de ballo sul tamburo ou tammuriata » (où l’on joue des castagnettes ou « nacchere » espagnoles) que l’on danse encore de nos jours dans les alentours de Naples. Et on pourra également se demander à quel point les danses théâtrales de demi-caractère (disparues faute de notation) et celles incluses dans les grands ballets (dont un exemple splendide est la tarantelle dans Napoli de Bournonville, 1842), reposent véritablement sur des sources authentiques et originales populaires.Prémisses
Naples et la « napoletanità »Pourquoi deux éditions ?
Grande leçon du Centre du Marais
On reconnaît du premier coup d’œil sur la figure n. 3 l’un des pas typiques de la tarantelle dans le Napoli d’August Bournonville (1842).
la Madonna dell’Arco a Santa Anastasia.
La votata.